Capsules d'histoire - Artistes de la région

L’omelette aux petits pois d’Ozias Leduc

 

Ozias Leduc

Ozias Leduc dans son atelier. SHBMSH, fonds Michel-Clerk.

Par une fin d’après-midi d’automne, j’avais rendu visite au peintre Ozias Leduc, poète et philosophe vivant en ermite au milieu de ses pommiers. J’avais dix-huit ans. Nous habitions à un demi-kilomètre de chez lui sur le rang des Trente, à Saint-Hilaire.

Ozias Leduc était un extraordinaire causeur. Il avait arpenté, exploré, herborisé, étudié et enfin dépeint chaque recoin de la montagne en toutes saisons de sorte qu’elle ne lui cachait plus de secrets. Pour illustrer un point de géologie, il se levait et allait chercher sur ses tablettes une pierre marquée de coquillages fossiles. Au cours d’une pareille visite je me souviens d’avoir tenu dans mes mains une roche trouvée par lui dans sa jeunesse, portant les traces d’un trilobite.

Sa bibliothèque était remplie de livres d’art, d’anatomie, d’histoire biblique, de biographies des saints. Un court traité technique démontrait comment, suite à des expériences pratiquées sur des cadavres, un crucifié cloué à travers les mains n’aurait pas pu tenir sur une croix. Perfectionniste, Leduc peignait les crucifiés fixés à la croix par les poignets plutôt que par les paumes. Son domaine appelé Correlieu comprenait son verger, sa maison natale et son atelier. Correlieu signifiait lieu du cœur et ce nom, disait-il, provenait d’un des navires empruntés par Jacques Cartier (ou Samuel de Champlain ?) pour venir de France au Canada.

Sa maison natale, modeste structure de bois sur fondation en pierre des champs où lui et ses neuf frères et sœurs sont nés, n’abritait personne depuis longtemps et servait de remise.
Le verger d’Ozias Leduc comptait trois cents pommiers. Malgré ses nombreuses absences de Saint-Hilaire, occasionnées par ses décorations d’églises à la grandeur du Québec, il faisait seul les opérations reliées à la culture des pommes, y compris l’abattage de pommiers vétustes, un bois de chauffage produisant une grande chaleur.

L’atelier du peintre portait sa marque car il l’avait bâti de ses propres mains. Le grand studio était éclairé par une fenêtre sur deux étages du côté nord pour garantir une lumière uniforme. Selon Leduc, la hauteur du plafond devait être proportionnée à la superficie d’une pièce. Ainsi donc le studio avait un plafond très élevé, ceux de la chambre et de la cuisine l’étaient un peu moins et celui de la salle de bain était très bas. Un jour, le miroir au-dessus du lavabo s’étant brisé, Leduc y substitua un autoportrait !

Les chanceux qui visitaient Leduc ne voyaient pas le temps passer. Fasciné par la présence et les paroles du vieil artiste, la brunante était tombée sans que je m’en sois aperçu. Leduc, trop poli pour me dire de m’en aller, m’invita à souper. Il fit cuire une omelette aux petits pois que nous avons partagée sur un coin de la table de cuisine. Jusqu’à la fin de mes jours, je garderai le souvenir de cette omelette très spéciale !

— Michel Clerk, 1999