Capsules d'histoire - Artistes de la région
Portrait d’Ozias Leduc
Le billet qui suit, rédigé par l’auteur en 1956, remémore le plaisir que l’on prenait à l’époque à visiter l’Artiste dans son atelier sur le chemin des Trente, à Mont-Saint-Hilaire.
Mon premier souvenir de lui est attaché étroitement à « une rose jaune posée dans un verre d’eau ». C’était une simple petite toile piquée au mur de son atelier, mais tellement de vérité et si fraîche dans la chambre sombre qu’elle en était parfumée de rose et humide de rosée. Je venais de l’apercevoir, de la porte ouverte où je me tenais, petite fille de sept ans, la main encore glissée dans celle de mon père, au seuil de l’atelier du peintre Ozias Leduc. Derrière nous, il y avait la lumière, le bourdonnement des abeilles, le ciel limpide et le séduisant été du Saint-Hilaire d’autrefois. Devant nous se tenait le peintre sage, pondéré et pensif comme les hommes de l’Inde.
Il nous fit entrer auprès d’une table basse encombrée de livres, de revues et de dessins. Puis, c’était le silence : ce rituel recueillement d’un moment, tel un rideau tiré contre le monde extérieur, qui présidait toujours aux conversations interminables qui suivaient. Gaies, spirituelles, amusantes ou profondes, coupées d’éclats de rire ou d’émotions trop vives, elles furent souvent des incursions dans les creux replis de l’âme et du coeur, des jongleries avec les mots, des discussions sans fin au sujet de la nuance d’un vert, de la densité de l’ombre dans un intérieur de grange ou de la profondeur d’un pli en une tunique d’ange.
Et puis, nous remontions en voiture. Le cheval cessait de brouter l’herbe à ses pieds et s’en allait vers le village plus bas, quittant à regret la fraîcheur des chemins de la montagne. Si je me souviens si étrangement de cette journée, c’est que je tenais serrée entre mes bras La rose jaune posée dans un verre d’eau, tableau qui devait longtemps embellir ma chambre de petite fille. Hélas, elle me sera plus tard arrachée au cours d’un ouragan dans la ville d’Atlanta.
Après de longues années, mon mari Édouard et moi sommes revenus habiter cette région de vergers et retrouver au milieu des pommiers notre ami Ozias Leduc et son existence de pasteur. Nous étions ses voisins.
Fréquemment, sans nous annoncer, nous allions vers son atelier. Tel qu’autrefois, le mouvement de la porte qu’on entrouvre, les premiers gestes d’accueil, le déplacement des sièges bas, tout cela le trouble quelque peu et gêne sa réserve, mais à nouveau, rapproche de sa table de travail et sa place reprise dans la tiédeur du calme, lentement au début, et puis à toute allure nous entamions ces entretiens ou nous trouvions, lui et nous, tant de joie. Avec plaisir, je revoyais chez lui « mes jeunes années », au centre du clair-obscur de la pièce et sous la froide lumière du nord qui tombait de là-haut, mais, par-dessus tout, nous y trouvions intacte sa merveilleuse amitié et sa rare compréhension. Quel esprit subtil, quel ami incomparable il fut. Quelle facilité, quelle élégance, devrais-je dire, il apportait à ses taches quotidiennes. Il fallait le voir greffer une pousse de fameuse sur un sauvageon, élaguer un pommier, tourner un manche de hache, ficeler un colis, préparer le châssis de sa toile ou tout bonnement émietter un biscuit dans sa tasse de bouillon. Doué d’une dextérité achevée, chacun de ses gestes transportait d’aise. Un savoir-faire lent et étudié le caractérisait. Il s’est toujours plu à revenir sur ses pas, à polir davantage, à couper à plus vive arête, à parfaire encore.
Mage d’une ère récente, démuni d’or, d’encens et de myrrhe, il a été, par la grâce de Dieu, comble d’art, de poèmes et d’années. Il faisait parfois des choses étonnantes. Je pense à cette bizarre petite toile au-dessus de l’évier de sa cuisine. « À cet endroit, m’a raconté monsieur Leduc, il y avait autrefois un petit miroir. Le matin, en préparant mon café, j’y voyais la réflexion de mon visage; or, chez moi, les habitudes étant profondes, j’eus l’idée, cocasse si l’on veut, de peindre sur un carton de même taille cette partie de mon visage que le miroir avait coutume de refléter : mon nez, mes yeux, mon front! »
Il s’est promené dans la vie comme au milieu d’un jardin. À pas lents et sans hâte, s’arrêtant a chaque moment, il a goûté, il aimait le dire « chaque parcelle, chaque miette de nature ». Ses peintures dégageaient une douceur attendrissante. Ses modèles furent des objets de tous les jours avec lesquels il a fait longue route et dont il a reçu constamment consolation et joie, aide et réconfort : telle l’horloge amie qui indique l’heure, la chantepleure d’où coule la bonne eau froide, le bol de faïence jaunie qui tant et tant de fois a tenu le pain et le lait de la collation.
En reproduisant ses invariables compagnons, cela se sent, il s’acquitte d’une dette envers ce livre, cette lentille, ce mannequin docile. Pour donner le souffle à ces amis sans prix, il les étoffe, il les nourrit par en dedans, si je puis dire, comme se façonne un masque et ils sortent de l’ombre porteurs d’un relief insoupçonné. Ses oeuvres ne viennent donc jamais dévêtues, mais habillées longuement de sa gratitude émue. Nimbées de cette couleur du temps qui ne s’est jamais vue ailleurs qu’à Correlieu, au pays de Saint-Hilaire, ses toiles ont des sous-entendus, des voix secrètes qui rompent parfois le silence lorsque vous vous penchez sur elles.
— Fernande Choquette-Clerk, 1994