Capsules d'histoire - Notables et ancêtres
Vie dramatique du Beloeillois Pierre-Louis LeTourneux
On n’a pas encore retracé de photographie de Pierre-Louis LeTourneux. Voici celle de sa fille Octavie, religieuse et musicienne de talent, décédée d’un cancer en 1879. SHBMSH, fonds Pierre-Lambert. On ne sait pas grand-chose de la vie familiale des Belœillois du siècle dernier, pour la bonne et simple raison que les familles nous ont rarement laisse des documents relatant leur bonheur ou leurs difficultés. Il ne reste plus que les actes notariés pour aider à reconstituer la vie des familles d’autrefois et souvent c’est encore bien maigre. Quand on a la chance de trouver des archives bien conservées (comme celles des communautés religieuses, par exemple), il nous arrive de tomber sur des histoires vraiment singulières. En voici une particulièrement étonnante, celle de l’avocat LeTourneux et de sa famille.
Le Montréalais Pierre-Louis LeTourneux arriva à Belœil vers le milieu des années 1830, à une époque où les citadins fortunés commençaient à posséder une maison d’été à proximité de la métropole. La famille venait passer l’été devant le Richelieu et le mont Saint-Hilaire et le père était assez près de Montréal pour aller s’occuper de ses affaires selon ses besoins. Pierre-Louis LeTourneux s’était marié quelques années auparavant à Marguerite Fouquet, de six ans son aînée, qui s’apprêtait à prononcer ses voeux de religieuse. Il avait réussi à la séduire en lui promettant une existence de rêve. Cinq enfants naquirent de leur mariage, trois garçons, Charles, Lucien et Octave, et deux filles, Charlotte et Octavie. Mais la vie vint ravir tous ses enfants à l’avocat, comme pour le condamner d’avoir détourné une femme qui se destinait à Dieu.
Un jour d’avril 1839, LeTourneux se promenait en chaloupe sur le Richelieu avec un jeune invité, le docteur Bernard, et une autre personne qui dirigeait l’embarcation lorsqu’à la suite d’une fausse manoeuvre, la chaloupe chavira. Alors que tout le monde se débattait dans l’eau glacée, LeTourneux, se rendant compte que son fils n’arriverait pas à s’en sortir, l’empoigna par derrière et le tira péniblement jusqu’au rivage alors que les deux autres personnes sombraient dans la rivière. En abordant au rivage, LeTourneux examine celui qu’il a sauvé et se rend compte avec stupeur que ce n’est pas son fils, c’est le docteur Bernard! Il n’avait même pas reconnu son enfant qui se débattait dans l’eau et l’avait laissé se noyer…Au milieu des années 1840, Charlotte, sa fille aînée, fit la connaissance d’un officier britannique dont elle tomba amoureuse. Elle se maria à Belœil en 1844 et quitta le Canada pour l’Angleterre trois ans plus tard. On ne la revit plus.
Entre-temps, LeTourneux voyait mourir son second fils, Lucien. La nuit qui suivit les funérailles, le feu prit à la maison de l’avocat et la réduisit en cendres; complètement envahi par la peine et le découragement, le pauvre homme refusait de quitter son lit en disant que tout compte fait, il préférait en finir avec l’existence. Ses proches durent le sortir de force du feu qu’il avait allumé eux-mêmes. Une fois le deuil terminé, la seconde fille de l’avocat, Octavie, quitta la famille pour devenir religieuse des Sœurs des Saints-Noms-de-Jésus-et de-Marie; elle allait retrouver à Longueuil Eulalie Durocher et Mélodie Dufresne qu’elle avait connue à Belœil. Octavie devint sœur Marie-Louis, en rappel du nom de son père qui était devenu incroyant à la suite de tous ses malheurs. L’épouse de LeTourneux, Marguerite Fouquet, mourut en sainte femme en 1854 et l’avocat se remaria en 1857. Mais sa tranquillité d’esprit fut de courte durée : le seul fils qui lui restait, Octave, devenu avocat puis journaliste, mourut un an plus tard alors qu’il n’avait que 38 ans.
L’avocat LeTourneux, amer et désabusé, vécut encore plusieurs années dans sa grande maison de pierres qui existe toujours, au 1150, rue Richelieu. Ses idées antireligieuses n’avaient pas changé lorsqu’il mourut en 1865, âgé de 72 ans. Son testament, raconte-t- on, commençait par les mots « Je renonce à l’Église catholique, apostolique et romaine… ». Il fut donc inhumé dans le terrain des enfants morts sans baptême, un terrain voisin du cimetière et prévu pour ceux qui n’avaient pas droit au royaume des Cieux…
— Pierre Lambert, 1994 (mis à jour en 2020)